Les chapitres perdus de la Pêche à la truite en
Amérique
« Le Ruisseau Rembrandt » et « Le Gouffre de la
Carthage »
J’ai perdu ces deux chapitres à la fin de l’hiver ou au début du printemps 1961. Je les ai cherchés partout, ne les ai trouvés nulle part. Je ne sais vraiment pas pourquoi je ne les ai pas réécrits dès que je me suis rendu compte qu’ils n’étaient plus. C’est vraiment incompréhensible, mais je ne l’ai pas fait, et maintenant, huit ans plus tard, j’ai décidé de remonter à l’hiver de mes vingt-six ans ; j’habitais Greenwich Street à San Francisco, j’étais marié, avais une petite fille au berceau ; c’est alors que j’ai écrit ces deux chapitres, contribution à une image de l’Amérique, et puis les ai perdus. C’est à cela que je retourne maintenant pour voir si je peux les retrouver.
« le ruisseau rembrandt »
Le Ruisseau Rembrandt portait bien son nom ; et il coulait dans un pays solitaire aux hivers très rudes. Le ruisseau prenait sa source dans une prairie de haute montagne, entourée de pins. C’était bien la seule vraie lumière que ce ruisseau pouvait voir, car après s’être formé à partir des petites sources de la prairie, il s’engouffrait entre les pins et dévalait jusqu’à un fouillis d’arbres sombres dans une gorge profonde qui longeait le bord de la montagne.
Le ruisseau était plein de petites truites tellement sauvages qu’elles étaient à peine effrayées quand on montait jusque-là et qu’on restait à les regarder.
Je ne suis jamais allé les pêcher vraiment, du moins ce qui s’appelle pêcher. La seule raison pour laquelle je connaissais ce ruisseau, c’est que nous y campions quand nous allions chasser le daim.
Non, ce n’était pas pour moi un ruisseau où l’on pêche, mais simplement l’endroit où nous pouvions trouver l’eau dont nous avions besoin pour camper ; mais il me semble que c’était moi qui portais la plus grande partie de l’eau qu’on utilisait, et je crois bien que je lavais quantité d’assiettes, parce que j’étais le jeunot, et que c’était plus facile de me faire faire ces choses, à moi, plutôt qu’aux hommes plus âgés et plus sages, et qui d’ailleurs avaient besoin de tout leur temps pour réfléchir aux endroits où on pouvait trouver les daims, et aussi pour boire un peu de whisky, ce qui, semblait-il, aidait à réfléchir à la chasse, et à bien d’autres choses.
— Eh ! petit ! magne-toi le cul, et va voir ce que tu peux faire de ces assiettes !
C’était l’un des plus âgés de la chasse qui disait cela. Le son de sa voix laisse encore des traînées, comme des marbrures, dans mes souvenirs de chasse.
Souvent je pense au ruisseau Rembrandt, combien il ressemblait à un tableau suspendu dans le plus grand musée du monde, dont le toit allait jusqu’aux étoiles, et dont les galeries avaient senti passer les comètes.
Je n’y ai péché qu’une seule fois.
Je n’avais pas de matériel de pêche, seulement une Winchester 30-30, aussi, j’ai pris un vieux clou courbé et rouillé, j’ai attaché de la ficelle blanche comme le fantôme de mon enfance, et j’ai essayé d’attraper une truite en utilisant un morceau de viande de daim comme appât ; j’ai bien failli en prendre une, je l’ai tirée hors de l’eau, et elle s’est détachée du clou et est retombée dans le tableau qui l’a emportée très loin, où je ne pouvais plus la voir, l’a ramenée au XVIIe siècle auquel il appartenait, sur le chevalet d’un homme qui s’appelait Rembrandt.
« le gouffre de la carthage »
La rivière Carthage jaillissait de la terre avec fracas en une source bouillonnante. Puis, sur une vingtaine de kilomètres environ, la rivière traversait avec arrogance une gorge profonde, à ciel ouvert, avant de disparaître dans la terre en un lieu qu’on appelait Le Gouffre de la Carthage.
La rivière adorait dire à tout le monde (tout le monde, c’était le ciel, le vent, les quelques arbres qui poussaient à l’entour, les oiseaux, les daims, et même – me croirez-vous – les étoiles) quelle belle rivière elle était.
— Je jaillis de la terre avec fracas, et avec fracas je retourne à la terre. Je suis maîtresse de mes eaux. Je suis ma propre mère et mon propre père. Je n’ai pas besoin de la moindre goutte de pluie. Regardez mes muscles lisses, forts et blancs. Je suis mon propre avenir !
La rivière Carthage tint ce genre de propos pendant des milliers d’années. Inutile de préciser que tout le monde (tout le monde, c’était le ciel, etc.) en avait jusque-là de cette rivière.
Les oiseaux et les daims essayaient, dans la mesure du possible, d’éviter cette région. Les étoiles avaient été réduites à jouer la montre, et on remarquait très bien l’absence dramatique de vent dans cette zone. Seule bien sûr la rivière Carthage ne s’en apercevait pas.
Même les truites qui y vivaient avaient honte de la rivière et étaient toujours heureuses de mourir. C’était encore mieux que de vivre dans cette putain de vantarde de rivière.
Un jour, la rivière Carthage, au milieu de son discours sur sa propre grandeur, sécha.
— Je suis la maîtresse de mes…
Et puis plus rien.
La rivière ne pouvait y croire. Plus une seule goutte d’eau ne venait du sol, et son gouffre ne fut bientôt qu’un petit filet qui retournait à la terre goutte à goutte, comme le nez d’un gamin enrhumé.
L’orgueil de la rivière Carthage s’évanouit – ironie de l’eau – et le canyon retrouva sa bonne humeur. La région fut envahie par un vol soudain d’oiseaux qui constatèrent, heureux, ce qui s’était passé, et un grand vent se leva, et il sembla même que les étoiles s’étaient levées plus tôt ce soir-là pour venir voir, et qu’elles souriaient de béatitude.
Il y eut une pluie d’orage à quelques kilomètres de là, dans les montagnes, et la rivière Carthage supplia la pluie de venir à son secours.
— S’il te plaît, dit la rivière, d’une voix qui n’était plus que l’ombre d’un murmure. Aide-moi. J’ai besoin d’eau pour mes truites. Elles se meurent. Regarde-les, les pauvres petites.
La pluie regarda les truites. Les truites, bien que sur le point de mourir, étaient très heureuses de cet état de choses.
La pluie d’orage inventa une histoire incroyablement compliquée, prétendant qu’elle devait aller voir la grand-mère de je ne sais plus qui, dont la sorbetière était cassée, et qui avait besoin, paraît-il, d’une grande quantité de pluie pour la réparer.
— Mais peut-être aurons-nous la chance de nous revoir dans quelques mois. Je vous passerai un coup de fil avant de venir.
Le lendemain, qui était bien sûr le 17 août 1921, une foule de gens, des gens de la ville et tout ça, vinrent en voiture, regardèrent l’ex-rivière, et secouèrent la tête d’étonnement. Et en plus, ils avaient des quantités de paniers de pique-niques.
Il y eut un article dans le journal local, avec deux photos qui montraient deux grands trous vides qui avaient autrefois été la source et le gouffre de la rivière Carthage. On aurait dit des narines.
Une autre photo représentait un cow-boy, assis sur son cheval, un parapluie à la main, et qui montrait, de l’autre main, les profondeurs du gouffre de la Carthage. Il avait l’air très sérieux. C’était une photo destinée à faire rire les gens, et c’est bien ce qu’ils firent.
Voilà les chapitres perdus de la Pêche à la truite en Amérique. Leur style est sans doute un peu différent parce que je suis un peu différent maintenant – j’ai trente-quatre ans – et qu’ils étaient sans doute écrits dans une forme légèrement différente aussi. C’est curieux que je ne les aie pas réécrits alors, en 1961, mais que j’aie attendu le 4 décembre 1969, presque dix ans, pour y retourner et essayer de les ramener à moi.